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lapin cowboy
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16 avril 2011

article de planetjeux.net

Paradoxe sur le comédien

13/07/2008

Plus encore que le rôle du comédien de théâtre, celui du joueur est paradoxal : à la fois acteur et spectateur, entre conscience et sensation, le joueur est une étrange créature. Dans quelle mesure la pensée paradoxale de Diderot peut-elle nous éclairer sur sa nature ?

Avec le jeu vidéo est né son joueur. Ce tout jeune homme est encore une entité mal connue. Si ce n'est de la chimère, il tient de l'ornithorynque : à la fois lecteur, auditeur, spectateur, mais aussi acteur du jeu. Enervant récepteur qui ne sait pas rester en place et dérange les classifications. Regardez une vidéo superplay où un génie du pad montre ses qualités de danseur : frôler les myriades de projectiles, tournoyer en derviche autour de son adversaire, esquiver rythmiquement les frappes vicieuses d'un boss.

Le joueur est aussi comédien, en ce sens qu'il est interprète. Filons l'analogie : suivant les règles dramaturgiques du jeu, il anime la représentation. Ce rôle explique la position paradoxale du joueur. En tant que spectateur, il se laisse porter et émerveiller par l'illusion audiovisuelle. En tant qu'acteur, il se fait froid et analytique.
 
Depuis le Paradoxe sur le comédien de Diderot (1773), on sait qu'un bon acteur joue la tête froide. Dans son dialogue, le philosophe oppose deux types de comédiens : le sensible et le réfléchi.

Si le comédien était sensible, de bonne foi lui serait-il permis de jouer deux fois de suite un même rôle avec la même chaleur et le même succès ? Très chaud à la première représentation, il serait épuisé et froid comme un marbre à la troisième. Au lieu qu’imitateur attentif et disciple réfléchi de la nature, la première fois qu’il se présentera sur la scène sous le nom d’Auguste, de Cinna, d’Orosmane, d’Agamemnon, de Mahomet, copiste rigoureux de lui-même ou de ses études, et observateur continu de nos sensations, son jeu, loin de s’affaiblir, se fortifiera des réflexions nouvelles qu’il aura recueillies ; il s’exaltera ou se tempérera, et vous en serez de plus en plus satisfait. S’il est lui quand il joue, comment cessera-t-il d’être lui ? S’il veut cesser d’être lui, comment saisira-t-il le point juste auquel il faut qu’il se place et s’arrête ? Ce qui me confirme dans mon opinion, c’est l’inégalité des acteurs qui jouent d’âme. Ne vous attendez de leur part à aucune unité ; leur jeu est alternativement fort et faible, chaud et froid, plat et sublime. Ils manqueront demain l’endroit où ils auront excellé aujourd’hui ; en revanche, ils excelleront dans celui qu’ils auront manqué la veille. Au lieu que le comédien qui jouera de réflexion, d’étude de la nature humaine, d’imitation constante d’après quelque modèle idéal, d’imagination, de mémoire, sera un, le même à toutes les représentations, toujours également parfait : tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête ; il n’y a dans sa déclamation ni monotonie, ni dissonance.

Ainsi, une difficulté se présente. Comment concilier dans le même joueur le spectateur qui demande l'illusion et l'acteur qui demande la clarté ? C'est bien le paradoxe du comédien-joueur. A la manière de Diderot, on peut distinguer deux types de joueur : le sensible, qui cherche l'immersion, qui veut « jouer d'âme », faire un tour de manège enchanté. L'analytique, qui « jou[e] de réflexion », cherche à maîtriser le système, et pour cela s'intéresse plus aux règles et aux mécanismes qu'à l'ambiance. Dans le cas de Soul Calibur (Namco, Dreamcast, 1999) on pourra ainsi distinguer le joueur qui martèle les boutons, se laissant prendre à la furie du jeu et le froid calculateur qui ne voit que des frames, des combos, des possibilités de contre.

Soul Calibur II, sens du rythme ou analyse pure et dure ?


On admettra que du point de vue de l'efficacité, notre second joueur est le meilleur. Si comme il arrive qu'un comédien d'âme trouve lors d'une représentation l'état d'esprit propre à son rôle, il se peut qu'un débutant frénétique de la manette vainque un joueur réfléchi à Soul Calibur, l'occurence est rare face à un maître. Et encore reproche-t-on souvent à la série de Namco de favoriser le débutant. Mais on pourrait tout aussi bien féliciter le développeur de proposer un jeu pouvant intéresser les deux types de joueur. Le parfait exemple de ce genre de procédés est la série Mario Kart de Nintendo, qui dans ses incarnations récentes fait tout pour que se rencontrent des joueurs de niveaux différents. Les petits frères ont une chance contre leurs aînés core gamers, il leur suffit de tirer partie des bonii qui sont mis à leur disposition (champignon bleus, carapaces rouges...), et qui tiennent lieu de handicaps en temps réel.


Pour formuler autrement cette opposition entre les deux types de joueurs, je pourrais reprendre la formule d'un camarade de jeu à World of Warcraft (Blizzard Entertainment, PC, 2004). Alors que notre groupe discutait des différents paysages du jeu, du plaisir d'explorer des territoires colorés, et que nous demandions à Dan quelle était sa région favorite, il eut cette réponse : « pour moi, ce ne sont que des niveaux ». Comme dans Pacman, on vide le tableau des fantômes et des pastilles qu'il contient, et on passe à la suite. Le tableau n'est pas paysage romantique, c'est la grille du comptable. Bel aveu de froideur, chez un joueur aux connaissances remarquables, véritable meneur technique de nos aventures en Azeroth.

 

Pacman, World of Warcraft, même combat : un tableau à vider ?


Evidemment, un joueur peut alternativement être sensible et analytique, selon les genres ou l'humeur du moment... On peut même imaginer que les deux aspects se concilient, lorsque jouant à Lost Odyssey je me laisse entraîner par l'histoire, tout en reprenant mes réflexes de grognard du jeu au tour par tour lorsque viennent les combats. Mais le RPG est un genre des plus schizophrènes, assemblage de contraires (progression et répétition, immersion et abstraction... ), tenant grâce à une forte tradition.


Lorsqu'il s'adresse à son destinataire ornithorynque, le créateur de jeu doit concilier deux dimensions apparemment contradictoires. Gommer la situation d'énonciation ludique pour provoquer l'immersion. Exposer clairement les règles du jeu et ses mécanismes pour rendre le jeu possible. Cela revient à un savant tour d'équilibriste. A la traditionnelle exposition narrative, il faut ajouter au début du jeu un tutoriel, exposition ludique. Les développeurs se débrouillent plus ou moins bien dans cet exercice didactique, qu'ils tentent généralement de justifier dans le parcours du personnage par un entraînement  entraînement. Ainsi dans Deus Ex (Ion Storm, PC, 2000) ou Splinter Cell (Ubisoft, multi, 2003) les agents d'élite commencent par réviser les bases...   Certains tutoriels sont particulièrement adroits. Dans Halo (Bungie, Xbox, 2002), le Master Chief sort d'une longue hibernation (topos des plus éprouvés), et il est aussi désorienté que le joueur qui le contrôle. Un technicien lui demande de déplacer son regard pour tester son armure : voici apprise l'utilisation de la caméra. Dans Half-Life 2 (Valve, PC, 2004), c'est un soldat qui demande à Freeman de ramasser une canette et de la jeter à la poubelle qui lui apprend à manipuler les objets. On pourrait multiplier les exemples, ou évoquer a contrario la lourdeur du tutoriel d'un Fire Emblem 7 (Nintendo Intelligent Systems, GBA, 2003), mais là n'est pas notre propos.

Gradius V, pour joueurs cérébraux et analytiques.

Passée l'exposition ludique, les problèmes persistent. Si un metteur en scène de théâtre peut choisir ses acteurs, ne retenir que les bons afin de satisfaire son public, la donne est un peu plus compliquée pour le créateur de jeu : c'est bien son récepteur qui doit jouer le rôle titre. Si rien n'interdit de créer un jeu réservé à une « élite » de joueurs analytiques et imprégnés des  mécanismes du genre (de même que les comédiens possèdent la culture théâtrale), c'est se concentrer sur une niche, un marché restreint de connaisseurs. Public exigeant, qui réclame son Gradius V (Treasure, PS 2, 2004),  son Ninja Gaiden ou son GTR... Titres difficiles d'accès à qui n'a pas son brevet de joueur d'élite... Les deux premiers cités s'inscrivent d'ailleurs dans une longue tradition ludique, en retenant un principe de difficulté autrefois grand public, et aujourd'hui réservée à un petit groupe de joueurs. Ce n'est pas dans Ninja Gaiden, GTR ou Gradius V que le joueur « sensible » d'aujourd'hui trouvera les plus fortes sensations, malgré une réalisation largement au dessus de la moyenne. C'est que la difficulté le rebutera, et il préfèrera sans doute la violence un peu vaine d'un God Of War, la vitesse d'un Burnout, la frénésie d'un Halo (si on admet que le FPS a volé la place du shmup dans le coeur des joueurs). Titres qui se veulent grand public, et qui n'hésitent pas à se mettre à portée du joueur occasionnel, ou du moins du non spécialiste qui veut juste éprouver des sensations. Ainsi, celui qui cherche à embrasser une route fluidifiée sous les accélérations d'un bolide rutilant jouera au sensuel Outrun 2, plutôt qu'au systématique Forza Motorsports 2.

Halo : Combat Evolved, on profite du paysage !

La solution souvent adoptée pour satisfaire les deux joueurs à la fois est le recours aux niveaux de difficulté. Sans être une promenade de santé, Halo en normal n'exige pas du joueur une énorme concentration. On peut se laisser aller à prendre des risques inconsidérés, il n'est pas nécessaire de parfaitement maîtriser la subtile balance des armes. En somme, il est facile de s'immerger dans le fracas des combats avec un Master Chief super-héros : rentrer du travail, allumer l'exutoire et fracasser du Covenant. En mode légendaire, la donne change. La progression se fait labeur, qui nécessite une mémorisation des situations et une bonne lecture du jeu. Impossible d'avancer sans utiliser l'arsenal de manière adéquate. Evidemment les deux expériences offrent des plaisirs différents : relaxation défoulante d'un côté, concentration jubilatoire de l'autre. Certains jeux comme Resident Evil 4 (Capcom, GC, 2005) ou  God Hand (Clover , PS 2, 2006, réservé aux mains les plus entraînées... ) modifient la difficulté suivant les performances du joueur. D'autres proposent différents niveaux de difficulté suivant les lieux explorés : c'est le cas des donjons optionnels dans de nombreux RPGs, ou des raids les plus difficiles dans les MMO, réservés aux joueurs les plus avides de défis.

La question de la difficulté des jeux est donc liée à ce paradoxe du joueur-comédien. La maîtrise demande que le jeu soit considéré en tant qu'objet ludique. Passé un certain niveau de jeu, à part des cas limites, il faut se faire analyste. Les plus grands génies aux échecs ne négligent pas d'apprendre les ouvertures et de réfléchir sur les parties célèbres. Mais la froideur de l'analyse déçoit l'immersion. Les jeux se situent donc en équilibre d'autant plus instable entre immersion et distanciation consciente qu'une trop grande facilité tue la tension dramatique. Il n'y a pas de solution aisée au paradoxe sur le joueur. C'est peut-être pour cela que certaines des plus éclatantes réussites du medium reposent sur un savant décalage, entre illusion et dévoilement. Metal Gear Solid  (Konami, PS 1, 1998) est un bon exemple de cette ironie du créateur qui ne cesse de désigner les moyens de sa création. Comme s'il fallait avant tout signifier l'impossibilité de la création ludique, les jeux de Kojima prennent la dimension d'une réussite du gâchis. C'est le créateur et sa création qui se font ornithorynques.

Toujours est-il que l'avenir du jeu narratif, le plus exposé au paradoxe du joueur, passe par  une résolution des frictions entre sensation et analyse. Résolution peut être chimérique, car comment le joueur peut-il se regarder lui-même jouer, tout en s'oubliant ?


Martin Lefebvre

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